Récits Contrastées de la Guerre d’Independence Algérienne : Perspectives et Analyses Historiographiques
« Je ne cherche pas à me justifier mais simplement à expliquer qu'à partir du moment où une nation demande à son armée de combattre un ennemi qui utilise la terreur… il est impossible que cette armée n'ait pas recours à des moyens extrêmes »
- Général Paul Aussaresses
Partie I
Même si j’ouvre cette analyse avec une citation du général Paul Aussaresses, je ne suis pas apologiste de dernier. Bien au contraire, j’aborde son œuvre en tant que militaire et ses textes avec un esprit assez critique. Ceci dit, l’histoire, plus qu’écrite par les vainqueurs ou par une école de pensée spécifique, est écrite par des êtres humains avec des lacunes, des angles morts et des idées préconçues.
En tant qu’analystes ou lecteurs d’histoire, nous devons accepter et comprendre le fait que toute histoire, même celle qui s’efforce d’être impartiale, est subjective. Par conséquent, il est prudent de conclure que la ligne à tracer entre ce que nous pourrions appeler l’Histoire (avec « H » majuscule) proprement dite et ce que nous pourrions appeler la littérature de fiction est une frontière fine. Ce phénomène est accentué de nos jours, ou la post-vérité et les sentiments passionnels règnent maitres au-dessous de la raison et l’esprit critique.
Désormais, les livres d’histoire pourrait être considérés comme des commentaires particuliers sur des événements passés au même niveau qu’un récit personnel ou collective, mais pas universel. De même, cet article que je rédige doit être considéré comme un regard critique sur les récits « historique » de différents individus à propos d’un même événement passé.
Ici, j’explorerai deux récits différents, mais dont les chemins de croisent, et je le ferai à la lumière d’un contexte historique commun, la guerre d'indépendance algérienne. Je soutiendrai que, bien que les deux doivent être considérés comme des récits personnels et motivés par des perspectives particulières, ils sont tous deux des sources de compréhension de l’histoire et de la pensée des certains groupes qui vécurent ensemble un chapitre troublé de l’histoire.
Afin de procéder de manière ordonnée, je commencerai par fournir un contexte historique à la guerre de libération nationale algérienne en utilisant comme base la figure de Jean Paul Sartre. Par la suite, je procéderai à l’évaluation des publications autobiographiques de « La Question » par Henri Alleg et des « Services Spéciaux, Algérie 1955-1957 » du général français Paul Aussaresses. Je veux souligner que ce deux derniers, Alleg et Aussaresses, plus qu’une version juste (ou injuste) de l’histoire, présentent des récits avec des touches d’universalité. Certes, les points de référence moraux de chacun des deux auteurs diffèrent, comme le font ceux de nos sociétés si polarisées – hier comme aujourd’hui.
Partie II
Dans son discours « Le colonialisme est un système », Jean Paul Sartre soutient que le colonialisme est un système corrompu et oppressif dans son essence même. Par conséquent, Sartre déclare que dans un système colonial, il n’y a pas de place pour le progrès ou l’épanouissement des intérêts et besoins du groupe opprimé. Ainsi, même lorsque les intentions des colons ou des colonisateurs sont bonnes, le système colonial les pervertira au point qu’elles cesseront d’être bénéfiques au groupe opprimé, car c’est la nature essentielle du colonialisme – la hiérarchie dominante. Cette oppression coloniale (également appelée complexe colonial) sera intériorisée à des degrés divers par les deux parties, les deux castes, au sein de la relation. Dans le cas extrême de l’Algérie, la supériorité de l’européen avait été profondément intériorisée et entretenue pendant des décennies par les populations « franco-françaises » vivant dans la colonie, particulièrement à Alger. Ceci, à son tour, a conduit au rejet de la population algérienne comme étant inférieure aux yeux des européens.
La mise en examen par Sartre du système colonial français en Algérie et son verdict ultérieur sont affirmés ou bien confirmés dans le fait qu’ils pointent de manière incisive aux répercussions sociales et économiques très négatives que le colonialisme a eues sur la population algérienne. En outre, Jean Paul Sartre soutient (à juste titre) que la corruption sociale et morale répandue dans les colonies par le système brutalement oppressif qui ne respectait pas les lois et les principes de la République française finirait par corrompre le tissu politique et social de la métropole elle-même (similaire aux observations que Alleg et même Aussaresses feront également).
Ces tensions politiques partaient de la contradiction fondamentale de l’octroi de la citoyenneté et de l’application du droit commun français à certains individus mais pas à tous. Tous les bénéfices et droits politiques élevés par une république qui prétend défendre la liberté, l’égalité et la fraternité perdaient leur statut d’idéal sociopolitique sur le sol nordafricain. De même, la thèse de Sartre selon laquelle l’oppression française s’exerçait depuis Paris, puis s’amplifie en Alger, et que la cause de l’indépendance algérienne se généralisait de plus en plus parmi la population locale avec le passage du temps est soutenue par le fait que le soutien aux groupes indépendantistes comme le Front de Libération Nationale (FLN) et le Mouvement National Algérien (MNA) a connu une croissance exponentielle au cours des décennies précédant l’indépendance.
C'est une évolution de fait évident et même attendu, étant donné la perte d’autorité (morale) de l’administration française en raison du nombre accru d’usurpations et d’atrocités commises par au nom de la République, en particulier par les militaires français. La perte de légitimité du système administratif français a conduit à un vide de pouvoir autoritaire difficile à combler dans la nation algérienne. Compte tenu de ce scénario, Sartre soutient à juste titre que la guerre algérienne pour la libération de l’oppression coloniale était une issue inévitable.
Partie III
Paul Aussaresses était un officier militaire français qui servit en Algérie, notamment à Alger, et qui était chargé de la recollecte d’information et des renseignements pour la désarticulation de tout mouvement indépendantiste, qui était aussi – en conséquence – un mouvement violent. Parmi ses cibles prioritaires figuraient le commandement armé du FLN, l’Armée de Libération Nationale (ALN) et le Parti Communiste Algérien (PCA).
Cependant, les cibles d’Aussaresses comprenaient également des militants, des avocats et des journalistes favorables à l’indépendance de l’état maghrébin vis-à-vis la métropole française. Alors que le récit d’Aussaresses sur son temps et son travail pendant la guerre d’Algérie indigne et suscite des vives réactions chez la plupart des défenseurs des droits de l’homme et lui a valu le titre de « tortionnaire sans regrets ni remords » dans la presse française, l'auteur de « Services spéciaux, Algérie 1955-1957 » se revendique en paix avec sa conscience parce qu’il a fait ce qui était, selon lui, son devoir légitime.
Pour sa part, Henri Alleg était un journaliste français et militant communiste qui a dirigé le journal Alger Républicain dans les années 1950. Compte tenu de ses tendances politiques de gauche et de ses sympathies pour la cause de l’indépendance algérienne, Alleg est détenu en juin 1957 alors qu’il était dans la clandestinité et il est torturé lors d’un interrogatoire par une division de parachutistes français liée aux travaux du général Aussaresses. Après plusieurs semaines d’interrogatoires infructueux, Alleg est transféré, libéré et il publie ensuite « La Question », récit dans lequel il raconte son témoignage dans sa chair des procédures « non traditionnelles » dont il a été l'objet de la part des autorités militaires.
En tant qu’analystes de sécurité et de l’histoire militaire, nous ne sommes pas ici pour juger des mérites moraux ou des défauts éthiques des événements et des actions qui se sont produits pendant les années 1950 et 1960 en Algérie. Il est plutôt mon objet d’évaluer les faits contenus dans les comptes et leur certitude valable. Le lecteur assidu peut dire que les récits des deux individus ne sont pas très différents quant à leur contenu factuel, car le journaliste comme le général reconnaissent les procédures (brutales) utilisées par les Français pendant le conflit algérien. Les récits font référence aux mêmes systèmes de « récolte » des renseignements, aux mêmes personnes clés et aux mêmes structures de pouvoir ; Aussaresses reconnaît même le récit d’Alleg dans son propre livre.
Un exemple de la congruence qui lie les deux récits est la mise en scène du « suicide » de l’avocat algérien Ali Boumendjel, reconnu à la fois par Alleg et Aussaresses. Le récit d’Alleg décrit :
« [Les escaliers] aboutissaient à une immense terrasse. Le soleil y brillait déjà fort, et au-delà du bâtiment on découvrait tout un quartier d’El-Biar. Par les descriptions que j’en avais lues, je me rendis compte d’un coup que j’étais dans l’immeuble des paras où Ali Boumendjel, avocat à la Cour d’appel d’Alger, était mort. C’était de cette terrasse que les tortionnaires avaient prétendu qu’il s’était jeté pour se suicider » (Alleg, page 47).
En parallèle, le récit d'Aussaresses est plus clair et plus perspicace car il raconte les événements en détail, puis il commente :
« La mort de Boumendjel eut un incroyable retentissement et fit couler beaucoup d’encre. On atteignit les sommets de l’hypocrisie, puisque le gouvernement [français], comme il est d’usage en des circonstances analogues, exigea à grand bruit toutes sortes d'enquêtes et de rapports... Or ce suicide, qui ne trompa pas les mieux informés, était justement un avertissement pour le FLN et pour ses sympathisants » (Aussaresses, page 177).
Également, les deux auteurs reconnaissent le caractère inhumain des interrogatoires qui ont eu lieu. Alleg écrivit qu’après une journée de torture, alors qu’on l’escortait jusqu’à sa cellule, un parachutiste « me poussa devant lui et, d’un coup de pied, me jetta par terre ». Voyant cela, un second parachutiste dit au premier « Tu ne vois pas qu’il est groggy… fous-lui la paix », ce qu’Alleg reconnut « c’étaient les premières paroles humaines que j'entendais » (Alleg, page 44).
Cette déclaration est révélatrice de l’inhumanité du traitement qu’il avait subi au camp d’El-Biar.
Sans tabous, Aussaresses reconnaît, non seulement la nature de ces méthodes de torture à l’eau et à l’électricité, mais aussi cela :
« Nous faisons tout pour éviter aux jeunes cadres d’avoir à se salir les mains. Beaucoup en auraient d’ailleurs été absolument incapables… Ceux qui n’ont pas pratiqué ou subi la torture peuvent difficilement en parler… [La torture] c’est encore plus déplaisante pour celui qui est torturé que pour celui qui torture » (Aussaresses, pages 155 -156).
Les déclarations d’Aussaresses confirment l’affirmation d’Alleg lorsqu'il conclut que « ce centre de tri n’était pas seulement un lieu de tortures pour les Algériens, mais une école de perversion pour les jeunes Français » (Alleg, page 91).
Par ailleurs, on peut affirmer que, dans une certaine mesure, les deux auteurs se considèrent comme les défenseurs d’une même idée, France – la patrie. D’autre part, la principale différence sous-jacente entre les Aussaresses et Alleg concerne ses principes et ce que chacun conçoit par ces principes. Par exemple, l’idée de patrie du général Aussaresses (France – la patrie) est différente de celle d’Alleg ou des Algériens musulmans.
Alors qu’Alleg ouvre son récit par une citation de Jean-Christophe déclarant « En attaquant les Français corrompus, c'est la France que je défends » (Alleg, apge 13), Ausaresses déclare « L’action que j’ai mené en Algérie, c’était pour mon pays, croyant bien faire, même si je n’ai pas aimé le faire » (Aussaresses, page 10). Au même temps, Alleg conclut en élevant au rang de martyr les combattants pour l’indépendance algérienne écrivant « Je le dois à [Maurice] Audin disparu, à tous ceux qu’on humilie et qu’on torture, et qui perdurent la lutte avec courage. Je le dois à tous ceux qui, chaque jour, meurent pour la liberté de leur pays » (Alleg, page 110).
Le militaire comme le journaliste ont évidemment des points de vue différents sur le classement de certains principes et le rôle des droits de l’homme par rapport à l’idée de l’ordre républicain et de la loi. Tenant en compte le contexte historique de la Guerre Froide, on peut dire que le récit d’Aussaresses est euro-centrique et qu’il regardait le théâtre maghrébin simplement comme une scène où les grandes puissances exogènes se battaient sans que les Nord-Africains aient aucune influence quant à leur destin.
De même, il est évident que les généraux Aussaresses prenait pour acquis la revendication de propriété légitime de la part de la France sur le territoire algérien et sur son peuple en tant que sujets. Ainsi, il ne serait pas injuste de dire qu’Aussaresses ne donnait aucune légitimité aux acteurs maghrébins et qu’il analyse le conflit par les viseurs des superpuissances, du communisme et révolution contre capitalisme et démocratie.
Cela est évident non seulement dans le discours et le langage d’Aussaresses, mais aussi dans des faits concrets tels que sa conviction et implication dans l’intervention française en Egypte dans le cadre de l’expédition de Suez en 1956.
En plus, le récit d’Alleg confirme cette attitude des corps militaires et des factions de la classe politique française en citant des officiers qui disaient :
« Nous ne partirons pas, c'était le leitmotiv. La misère des Algériens ? Il ne faut rien exagérer. Il [le Lieutenant R.] connaissait un indigène qui gagnait 80.000 francs par mois. Le colonialisme ? Un mot inventé par les défaitistes. Oui, il y avait eu des injustices, mais maintenant, c'était terminé » (Alleg, page 95).
Également, « [le capitaine FAULQUES] regrettait que l’expédition d’Egypte n’ait pas abouti à une conflagration générale : J’aurais [le capitaine Faulques] voulu qu'un sous-main américain coule un bateau français. Il y aurait eu la guerre avec les américains : au moins les choses auraient été plus claires ! » (Allég, page 100).
Le récit des Aussaresses ne remet pas en cause un éventail de revendications historiques et politiques soutenues par le gouvernement français à l’égard de la colonie algérienne. Cependant, il serait trop facile de considérer superficiellement le récit du général et de le classer parmi les historiens au regard colonialiste. De la même manière, il serait irresponsable d’analyser le récit d’Alleg et de l'archiver dans une école de pensée historiographique plus favorable aux groupes opprimés.
S’appuyant sur une certaine ligne de pensée, Aussaresses fonde ses attitudes et ses principes de fonctionnement sur un discours colonialiste qui aborde la France comme l’héritière de Rome en « Afrique Mineure » et qui regards le Maghreb, surtout l’Algérie, comme un prolongement naturel des nations européennes au long du littoral nord de la Méditerranée, particulièrement de la nation française.
Aussaresses reconnaît que le gros des populations maghrébines sera toujours des « barbares berbères ou arabes » ; il reprend et avance également ce qu’il considère comme la dialectique historique et intemporelle des influences occidentales et orientales en concurrence dans la région. Ainsi, Aussaresses et les colonisateurs (colons) instiguent la France à continuer sa lutte vis-à-vis la « culture rétrograde » qui s’est, selon eux, installée dans la région et à civiliser les populations locales afin qu’elles puissent abandonner l’« arabe du Coran » et embrasser la pensée française « moderne et avancée » (comme, encore selon lui, certains l’ont fait).
Ce qui nous correspond en tant qu’analystes et critiques de l’histoire est d’essayer de mieux comprendre la pensée d’hier, ses répercussions aujourd’hui et comment éviter des erreurs dorénavant. Si les actions de certains acteurs du passé n’étaient pas justifiées, alors nous pouvons leur attribuer un blâme ou culpabilité. Dans ce cadre, certains diront que le général Aussaresses et coupable et qu’il appartenait clairement à une école colonialiste d’historiographie. Cependant, je soutiens que, plus que partisan d’une historiographie particulière ou apologiste du colonialisme, Aussaresses est, philosophiquement parlant, un utilitaire – d’où sa faute.
Officier militaire formé pour obéir et exécuter, Aussaresses ne s’arrête pas à se demander si les ordres de défendre la France en Algérie étaient corrects. Par contre, ce que Aussaresses s’est mis à réfléchir, c'est si ses moyens d'interrogatoire « non traditionnels » étaient moralement corrects et justifiables. D’où il a conclu que oui, parce que la vie d’un terroriste ne vaut pas autant qu’une ou plusieurs vies innocentes.
Alleg et Aussaresses s’accordent sur le fait que la torture est aussi dure pour le tortionnaire que pour la victime torturée ; même si la faute morale retombe sur le tortionnaire. De plus, Alleg extrapole le fait en concluant que cette pratique déshumanisante a un effet négatif sur les forces armées et, par conséquence, sur la société française en général. La théorie d’Alleg est renforcée par le récit d’Aussaresses qui parle de la brutalité accrue et de la désensibilisation des officiers, ainsi que du refus de certains officiers de travailler dans de telles conditions éthiques. Un exemple tiré du récit d’Aussaresses est le suivant :
« Je n’ai jamais revu Bollardiere à ces réunions, puisque bientôt il devait prendre ses distances par rapport aux méthodes utilisées par la 10e DP à Alger et faire des déclarations hostiles à l’utilisation de la torture. C'est en mars 1957 que Bollardière devait demander d’être relevé de son commandement » (Aussaresses, page 107).
Aussaresses s’approprie l’étendard de la République française pour perpétrer des atrocités auxquelles la majorité de français ne consentiraient pas. C'est la conclusion d’Alleg et à cette fin, il présente des excuses.
« Pour les Français qui voudront bien me lire. Il faut qu’ils sachent que les Algériens ne confondent pas leurs tortionnaires avec le grand peuple de la France, auprès duquel ils ont tant appris et dont l’amitié leur est si chère. Il faut qu’ils sachent pourtant ce qui se fait ici en leur nom » (Alleg, page 112).
Peut-être que la conclusion d’Alleg selon laquelle les Algériens n’ont rien contre le peuple français, mais plutôt contre ce qu’on leur fait au nom du peuple français était trop optimiste. Ou peut-être la distance sociétale issue de la décolonisation a d’avantage polarise ces deux peuples et leurs mémoires historiques. Cependant, la conclusion d’Alleg est plus proche de la vérité que les leçons tirées par Aussaresses.
References :
Alleg, Henri. « La Question ». Paris: Éditions de Minuit, 1961.
Aussaresses, Paul. « Services Speciaux, Algérie 1955-1957 ». Paris: Perrin, 2001.